Nada

UN POLAR D EXTREME GAUCHE TRES ADROIT

Aujourd’hui je vous parle du polar qui passe l’arme à gauche, l’extrême gauche.
Je veux parler du néo polar, ce courant littéraire né de Mai 68.
Signalons au passage qu’il est assez rare qu’un mouvement de contestation sociale accouche d’un genre littéraire.
L’une des figures de proue du néo polar, c’est Jean-Patrick Manchette.
L’écrivain (mort en 1995) n’a jamais caché ses positions d’extrême-gauche, il les affiche dans ses romans, comme celui-ci, “Nada”.
Et c’est son fils, Doug Headline, au scénario, et Max Cabanes au dessin, qui signent cette adaptation BD publiée chez Aire Libre.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le duo adapte les oeuvres de Manchette, citons “La princesse de sang” en 2011 et “Fatale” en 2014.
Alors “Nada”, c’est quoi?
C’est une plongée dans le militantisme radical, le Paris révolutionnaire du début des années 70.
Ils sont six paumés d’extrême-gauche à former ce groupe, Nada, avec des motivations, des profils et des parcours bien disparates.
Il y a Epaulard, l’expert vieillissant, un ancien du parti communiste qui a fait ses armes avec le FLN algérien, D’Arcy, l’alcoolique violent, Buenaventura Diaz, catalan anarchiste, Treuffais, le prof de philo désabusé, carrément aigri qui flirte même avec la misanthropie, Meyer, le ptit jeune d’une vingtaine d’années dominé et maltraité par sa femme, folle et agressive, et Cash, la prostituée auto proclamée, troublante, intelligente et séduisante, au regard insondable (elle ressemble d’ailleurs comme 2 gouttes d’eau à Charlotte Rampling)
Tous les 6 décident de frapper un grand coup : enlever l’ambassadeur américain Richard Pointdexter, lors d’un de ses passages, en stoemelings, dans une maison close.
L’opération réussie, non sans casse, et la traque sanglante aux anarchistes menée par le commissaire Goémond, officieusement encouragé par le ministre de l’Intérieur, démarre.
Retranchés dans une ferme à la campagne, avec leur otage, les membres du groupe Nada vont vivre les plus longues heures de leur existence.
Bon, je ne vais pas vous mentir, le côté “ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants militants, poings levés pour installer un monde meilleur peuplé de licornes” vous l’oubliez.
Vous vous doutez bien qu’avec un titre pareil “Nada”, c’est-à-dire “rien” en espagnol, ça ne se termine pas bien.
Je vous avoue que je n’ai pas lu ce polar de Manchette, mais Doug Headline a une maîtrise du scénario impressionnante, le ton de la BD transpire le cynisme, la désillusion et, en même temps, l’utopisme et le jusqu’auboutisme désespéré.
C’est noir, on peine à respirer et ce n’est pas seulement dû aux volutes de cigarettes qui enveloppent les persopnnages.
Cette BD de presque 200 pages nous happe totalement, elle se déroule comme sur grand écran, avec ses différentes valeurs de plans (serrés, larges, désaxés, panoramiques) et le rythme de ses cases.
Le thème est passionnant mais le récit met du temps à s’installer : c’est indispensable pour comprendre la complexité des personnages, et le contexte politique de l’époque.
L’une des clés d’ailleurs pour comprendre l’état d’esprit, et les ressorts de cette histoire, c’est cette phrase que Manchette met dans la bouche de Buenaventura : ”Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du même piège à cons »
Les deux formes de violence – celle des membres du groupuscule, et celle des forces de l’ordre qui les traquent, sans aucune pitié – sont parfaitement montrées et se téléscopent dans les images.
Le dessin parlons-en : Max Cabanes a la noirceur élégante – ça semble un oxymore, mais qui décrit pourtant bien son style – pour camper ses personnages cabossés par la vie. Il les dessine, ou plutôt il les griffe de petits traits, et cette technique lui permet à la fois de créer le contour, le remplissage et les ombrages. Et quelle expressivité ! Déjà, regardez sa couverture sublime.
Alors oui, c’est violent, politiquement incorrect, c’est une histoire qui renvoie aux idéaux qu’on a laissé tomber.
Mais, laisser tomber une BD de cette qualité-là, serait, pour le coup, “criminel.
Nada, adaptée du roman de Jean Patrick Manchette par Doug Headline et Max Cabanes publié chez Aire Libre (editions Dupuis)